Résumé

Dans un précédent article, nous évoquions la difficulté pour les PME-ETI, dans l’environnement économique chahuté que nous connaissons, et alors que leurs référentiels historiques sont perturbés par la crise covid, de prévoir leurs ventes et donc leur chiffre d’affaires avec un bon degré de justesse et de précision.

Cet article présente le cas d’une entreprise de taille intermédiaire (ETI) fabriquant en volume pour le Grande Distribution. A travers cet exemple révélateur, nous illustrons la difficulté pour ces entreprises qui ne sont pas de grands groupes et qui de ce fait ne disposent pas en interne des qualifications nécessaires, de bénéficier de capacités de prévision performantes de la demande de leurs clients.

Bien évidemment, la problématique de la prévision dépend du secteur économique considéré et les enseignements du cas présenté ne sont que partiellement généralisables. L’importance du sujet pour l’efficacité et l’efficience de toutes le PME de taille significative et les ETI justifie que nous en développions les différents aspects dans de futures publications.

Le problématique de la prévision des ventes

De plus en plus, les PME-ETI fabriquant ou distribuant des produits en volume sont amenées à se doter d’une équipe spécialisée chargée de la prévision de la demande. Celle-ci a pour mission de mieux armer l’entreprise pour le calcul des besoins de matières premières, de composants et de marchandises. Elle permet également de prévoir les ressources de main-d’œuvre adéquates. Cela permet d’approvisionner correctement les chaines de production de l’entreprise, ses stocks en propre de produits et ceux de ses canaux de distribution.

Les éditeurs d’outils logiciels spécialisés dans la prévision de la demande se targuent de savoir réguler la Supply Chain et d’aider à grandement améliorer le taux de service au client final, tout en optimisant le besoin de financement de l’exploitation. En réalité, au-delà de la facilité apparente de l’utilisation de ces logiciels par des non-statisticiens, il y a loin de la coupe aux lèvres. C’est ce que nous allons voir dans le cas vécu présenté ici. Ce cas est intéressant car il est typique. On peut voir comment une démarche mal maîtrisée, due au manque de compétence interne en science des données dans ces entreprises de taille limitée, leur porte préjudice.

Le contexte de l’entreprise étudiée

Le Groupe familial MEDASIP (nom modifié) est une entreprise spécialisée dans la fabrication de meubles en bois. Il emploie 1200 personnes et réalise 200 M€ de CA. Deux tiers de ses ventes sont réalisés en France et passent par les grandes enseignes de distribution spécialisée en grande surface (GSS).

L’Entreprise connait depuis plusieurs mois de sévères difficultés, provoquées par les transformations que connaît son Industrie avec l’arrivée des nouvelles générations de consommateurs dont les modes de consommation sont très différents de leurs ainées. Nous en voulons pour preuve les nombreux dépôts de bilan d’enseignes qui se sont succédé dans ce secteur (Fly, Made.com, Alinéa, Habitat, Conforama, …). En fait, MEDASIP, étant pour l’essentiel un fournisseur en marque blanche des grandes enseignes, subit le contrecoup de leurs déboires. sans prise directe avec les consommateurs finaux de ses produits? la juste appréciation de ces changements et leur décryptage lui sont d’autant plus difficiles. Ceci complique l’anticipation sans outil de prévision des ventes performant, exploitant bien la data disponible.

Après des tâtonnements sur une période de plusieurs mois de collaboration avec une société de conseil du Big Four, le Dirigeant se résout finalement, faute de résultats probants, à se faire aider par des praticiens plus chevronnés des situations de sous-performance. Il nous sollicite pour lui établir un diagnostic intégral, approfondi, précis et complet, afin d’identifier les leviers possibles et de bâtir sur ces bases un plan cohérent et ouvrant de réelles perspectives de rebond.

Notre premier constat en matière de prévision

Parmi les observations que nous faisons au tout début de notre diagnostic, nous sommes frappés par la découverte que personne ne croit aux prévisions des ventes, qui font l’objet de ricanements convenus au sein de l’Entreprise. Celles-ci sont réputées « toujours fausses » (sic), notamment par la direction industrielle, malgré la mise en place d’un Plan Industriel et Commercial et d’un processus S&OP. Les responsables de la planification de la production et de l’ordonnancement lui préfèrent leurs propres heuristiques, certes rustiques, approximatives et « nez dans le guidon ». Ces heuristiques leur paraissent plus adaptées à la situation de l’entreprise, eu égard aux caractéristiques de son outil industriel. De plus, elle engendrent d’après eux moins de déperdition de capacité et d’invendus. Le Marketing et le Commerce se plaignent de leur côté de la non prise en compte des produits de petite série, qu’ils estiment plus prometteurs et plus rentables que les produits bien établis/ De sorte que les nouveaux produits en phase de lancement se retrouvent systématiquement sacrifiés au bénéfice de produits plus anciens, fabriqués en plus grande série. Ce point, critique d’après eux, empêche la société de suivre les tendances du marché et d’innover.

Le dysfonctionnement constaté de tous ou presque du processus de prévision de la demande et donc des ventes, entraîne des surstocks endémiques de matières et de produits finis. Or les prévisions de la demande sont produites par une cellule de deux prévisionnistes, rattachée au Directeur des Ventes et équipée d’un outil logiciel relativement sophistiqué. Ce dernier a été implémenté il y a plusieurs années sous l’égide « experte » d’un autre cabinet de conseil de renom international. Il n’en demeure pas moins que les prévisionnistes participent à toutes les réunions S&OP, qu’on leur donne largement la parole et qu’ils semblent être écoutés par le Dirigeant.

La méthode de prévision des ventes en cause

Le procédé de prévision des ventes a donc été élaboré en s’appuyant sur un logiciel provenant d’un acteur leader de la prévision de la demande et de la planification de la production On nommera ce logiciel « SOP » par délicatesse envers son concepteur, qui n’est probablement pas directement responsable de la qualité de l’implémentation chez MEDASIP.  Le procédé mis en œuvre à travers SOP consiste à projeter les chiffres de ventes à partir d’un historique. Or nous savons par expérience que ce sont rarement les fonctionnalités intrinsèques d’un logiciel reconnu sur le marché qui déterminent la qualité des résultats fournis. Au contraire, les origines d’un dysfonctionnement majeur d’une chaîne de prévision de la demande se situent généralement ailleurs.

Nous identifions d’emblée de nombreux points problématiques :

  • Le paramétrage du logiciel remonte à plusieurs années et il a été fait selon une méthode qui n’a jamais revue dans ses principes ;
  • Ce paramétrage ne semble pas de surcroit avoir bénéficié de tests suffisants pour vérifier qu’il est vraiment adapté et efficace dans le contexte spécifique de MEDASIP, et toujours cohérent avec l’évolution de son business ;
  • La maille de prévision, qui permet de réaliser les calculs « prédictifs » de la demande, semble avoir été arbitrairement fixée au niveau des couples de 100 sous-familles de produits sur 7 zones géographiques (ce qui représente au maximum 700 signaux sur lesquels le calcul prédictif du logiciel opère), en se basant sur un historique sur 36 mois ; Aucune documentation des raisons de ce choix spécifique n’était disponible pour en vérifier tous les tenants et aboutissants ;
  • Le logiciel fonctionne en mode quasi-automatique, ne laissant pour seule possibilité au prévisionniste qu’un simple menu déroulant proposant différents modèles statistiques possibles, à l’exclusion de tout autre changement plus structurel (maille de prévision, profondeur de l’historique pris en compte…) ;
  • La prévision réalisée avec l’outil ne porte que sur le Fond de Rayon (FDR), soit les ventes réalisées tout au long de l’année, en excluant les opérations promotionnelles (OP) qui restent à positionner manuellement mois par mois par les prévisionnistes sans l’aide de l’outil ; celui-ci se contente de les prendre telles quelles et de les superposer au FDR ; Or la part des OP est grandissante comme partout ailleurs en Grande Distribution ;
  • Une prévision fine en est dérivée au moyen d’une extrapolation simpliste en appliquant la règle de proportionnalité pour les couples de 1000 produits x 300 clients ; autrement dit, on passe de 700 signaux à potentiellement 300 000 par des règles de trois statiques (il y a en réalité 10 fois moins de mailles fines étant donné que les clients ne consomment chacun qu’un sous-ensemble du catalogue de produits, soit 30 000 signaux dérivés). Il s’agit donc de passer à 43 fois plus de signaux que ceux de départ, ce qui, mathématiquement, multiplie l’incertitude de prévision (l’écart-type) par la racine carrée de 43, soit un facteur de 6,5 fois ;
  • Fait aggravant, les résultats de ces calculs sur les 30 000 couples effectifs sont injectés automatiquement dans l’ERP, au moyen d’une interface issue d’un développement spécifique, puis utilisés sans précaution dans les revues hebdomadaires des contrats clients faites par l’ADV ; ces revues donnent lieu à un rappel à l’ordre des clients dont la réalisation s’est avérée en fort décalage par rapport à la prévision (en réalité erronée) offerte par SOP ;
  • Quant aux commandes programmées, celles-ci sont déclenchées en automatique par le système à partir des 30K prévisions élémentaires décrites plus haut, avec réservation de marchandises ; bien évidemment, de fortes déconvenues sont à la clé avec les surstocks associés ;
  • En cas d’écart trop important de la réalité avec la prévision de ventes, il est demandé aux prévisionnistes de retoucher les données de SOP à la main, ce qui en perturbe encore davantage le fonctionnement de l’outil ;

A partir de ces prévisions établies à la maille la plus fine (le couple produit x client), et qui sont par construction de bien piètre qualité, la demande globale par produit s’obtient par sommation des demandes de tous les clients, effectuée mois par mois, puis passée telle quelle à la direction industrielle.

Les leçons à tirer du cas étudié

On ne peut dans ces conditions s’attendre à une prévision fiable, permettant à l’usine de fabriquer les volumes demandés, d’éviter les ruptures et de garder le niveau des stocks de matière premières et de produits finis à un niveau raisonnable. Nous constatons effectivement en vérifiant les stocks qu’il y en a au bas mot 25% de trop alors que le taux de rupture moyen varie entre 2 et 9 % dans 90 % des relevés hebdomadaires sur une période de 3 ans, ce qui est loin d’être fameux en termes de stabilité du taux de service. Sans oublier que ce sont finalement les heuristiques rudimentaires des planificateurs industriels et non le travail des prévisionnistes qui, faisant abstraction des outputs de l’outil SOP, permettent de quelque peu réguler la production et d’éviter aux délais de livraison de partir complètement dans le décor.

Ce type d’écueils liés à la conception même du modèle de prévision des ventes, du processus opérationnel qui lui est associé, touche maintes entreprises de taille moyenne ou intermédiaire produisant en volume. Son effet délétère sur le calcul des besoins pour la supply chain et la production est évident, Les conclusions préliminaires qu’on peut en tirer sont que :

  1. Il est crucial de tester suffisamment la performance effective du processus de prévision des ventes, avant de le « graver dans le marbre » ; on y parvient en faisant participer toutes les parties concernées à la mise à l’épreuve de sa « qualité prédictive » ;
  2. Aucun outil de prévision, quel qu’il soit, n’est parfait ; le test doit permettre de mettre en évidence les limites du système et donner lieu à la définition anticipée de mesures correctives, sans attendre la mise en service ;
  3. Il est nécessaire de s’assurer de la bonne compréhension du fonctionnement du système afin d’échapper au syndrome de la boite noire qui aboutit à une croyance trop aveugle dans les résultats qu’il produit ;
  4. L’intervention humaine, celle de l’utilisateur qui doit être une femme ou un homme de métier, est toujours nécessaire pour valider les propositions de l’outil ou les corriger avec qu’elles ne se propagent dans les systèmes avals ;
  5. Un système de ce type doit faire l’objet d’une boucle de revue et de mise à jour périodique pour l’adapter aux évolutions que connait tout business.

Le phénomène décrit dans cet article est suffisamment répandu pour y revenir dans nos prochaines publications. Nous y détaillerons les analyses complémentaires que nous avons effectuées dans le cas particulier de MEDASIP et décrirons la solution concrète que nous avions proposée. Celle-ci a été conçue pour que mise en œuvre ne nécessite pas de développements informatiques lourds et coûteux.

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