Résumé

Beaucoup d’ETI sont ébranlées par les turbulences de la période actuelle. Face aux difficultés, les pratiques managériales quotidiennes sont le plus souvent focalisées sur le court terme. Il est pourtant indispensable d’inscrire l’entreprise dans plusieurs échelles de temps, comme nous l’avons montré dans un article précédent.

La cohérence de l’ensemble s’appuie sur une ambition perçue, d’abord par l’équipe de direction puis par tous, comme concrète et réaliste.

Comment assurer la puissance de l’ensemble ?

Une réactivité nécessaire mais insuffisante

Beaucoup d’ETI sont ébranlées par les turbulences de la période actuelle. Face aux difficultés, les pratiques managériales quotidiennes sont le plus souvent définies par les contre-mesures immédiates aux problèmes conjoncturels. Implicitement, elles alimentent une façon d’envisager l’avenir dans la continuité. L’objectif tacite est de restaurer la situation “normale” en construisant le futur à partir du présent et du passé.

Surmonter les difficultés immédiates est bien sûr nécessaire, mais très insuffisant. Les changements durables tout autour de l’entreprise imposent de profondes remises en cause des modes de fonctionnement existants. Plus le contexte est difficile, plus il est inopérant et vain de chercher une reproduction du passé. Pour mobiliser toutes les énergies, le dirigeant doit donc compléter sa logique temporelle en s’engageant aussi dans la construction du présent à partir du futur. Il doit ainsi définir une ambition plus haute, portée par une image concrète et compréhensible du futur à bâtir ensemble. Une telle démarche rend recevable un projet plus exigeant que la seule réaction aux événements. Une finalité élargie englobe et dépasse ainsi la simple nécessité de production quotidienne des produits ou services.

Il est cependant avisé d’engager et d’aider les équipes dans la résolution robuste des difficultés quotidiennes. Avant de les embarquer vers un futur ambitieux, il est sage d’ancrer la confiance dans la capacité à réaliser des progrès visibles de tous. On peut y ajouter des expérimentations et des formations, comme suggéré par R. Ashkenas et P. Moore, mais il nous paraît essentiel d’approfondir les conditions d’une relation au futur opérationnelle au quotidien, particulièrement en période difficile.

Des étapes ambitieuses mais crédibles

Hassan a été embauché comme Directeur Qualité de cette très grosse usine agro-alimentaire qui rencontre de gros problèmes de qualité. Son ambition affichée paraît évidente : « Zéro réclamation consommateur ». Mais, dans un contexte industriel encore médiocre, ces réclamations sont nombreuses, l’objectif est considéré comme théorique et complètement inaccessible. En conséquence, sur le terrain, aucune adhésion des opérationnels n’est perceptible.

La réflexion menée par le dirigeant et un petit groupe de managers permet, après bien des échanges, de se mettre d’accord une ambition plus réaliste : « La priorité absolue est de supprimer les contaminations par moisissures. Pour cela, nous devons renforcer drastiquement la culture d’hygiène générale de l’usine. »

Les échanges reprennent : comment construire “une culture forte d’hygiène générale ?” Et, lorsqu’un participant suggère : « L’usine devrait être aussi propre qu’une cuisine », il est clair que l’image fait mouche !

Parfait, nous y voilà ! L’ambition inaccessible, “zéro réclamation consommateur”, a suscité une “ambition-étape” simple, accessible, tangible et envisageable par tous : “l’usine est partout aussi propre qu’une cuisine”.

Cette ambition a été rapidement rendue crédible par des actions concrètes et par le comportement quotidien du dirigeant et de ses managers. Qui plus est, le succès de cette première étape a permis d’en engager d’autres, de plus en plus ambitieuses. D’imaginaire, l’ambition initiale “zéro réclamation consommateur” devient imaginable !

Trop souvent, les dirigeants sont persuadés que l’ambition en période difficile doit se limiter à “surmonter la crise” ! Une quête plus large, perçue comme positive et accessible bien que difficile, rend plus aisée et plus puissante la mobilisation de tous.

Voilà donc un moyen concret de ne pas tomber dans le piège élégamment décrit par Jean Guitton : « L’esprit, toujours rusé et prompt à trouver excuse, adopte des résolutions héroïques pour se dispenser de les observer. »

Inviter le futur dans le management quotidien

Il s’agit bien de transformer la relation au temps.

L’engagement sincère et fort du dirigeant est une attitude qui invite le futur dans le présent. Il agit comme un filtre qui suscite un regard différent sur la situation. Il crée des lignes de force qui font progressivement converger les actions et les comportements, d’abord de son équipe de managers, puis de toute l’entreprise. Chacun en prend la mesure lorsque, quelle que soit la situation, les réflexes managériaux s’organisent à partir de cette finalité.

Dans cette usine, la moitié de la production dépend d’un seul équipement lourd. Pour parer à un manque de capacité, le directeur s’est engagé avec ses managers de Production et de Maintenance sur une vision très concrète : “réduire continûment le nombre de pannes”. Six mois plus tard, il me confie : « Avant, lorsqu’il y avait une panne, j’évaluais les effets sur le planning, et c’est tout. Maintenant, sans même y penser, je suis surtout exigeant sur une nouvelle étape, où la Maintenance et la Production travaillent ensemble pour éradiquer définitivement le retour de cette panne et de toutes celles de nature semblable… Et ça marche ! »

Pendant des années, les pannes étaient considérées comme normales sur un équipement aussi compliqué. Aujourd’hui leur fréquence se réduit de mois en mois. Avec des gains directs importants, mais aussi, ce qui est capital, l’avènement d’une véritable coopération de tous, opérateurs de production et techniciens de maintenance. “Aller vers zéro panne” était d’abord une ambition un peu lointaine de crédibilité limitée ; par son obsession, exprimée en comportements et communication, le manager en a fait une référence naturelle pour tous. Rapidement, les progrès réalisés transforment la nature même des interventions de maintenance : un futur différent s’est invité dans les réflexes quotidiens !

Les deux exemples simples ci-dessus illustrent une nouvelle relation au temps. C’est tout le sens d’un engagement sincère et fort. Rapidement et de façon perceptible, il permet à toute l’équipe de s’inscrire dans une dynamique d’initiatives convergeant vers l’ambition commune.

Ajouter la “Proaction” à la Réaction

De façon plus systémique, repartons du présent. Pour le dirigeant, le présent est le domaine des décisions et des actions. Nous proposons d’organiser ces dernières en deux grandes catégories : réaction et “proaction”.

La catégorie “réaction” regroupe toutes les actions déterminées par le passé. Réaction à un planning de production ou de services à délivrer, à une panne, à une réclamation client, à une exigence bancaire… Cette liste pourrait encore s’allonger beaucoup.

La famille “proaction” réunit au contraire les prises de responsabilité actives qui visent à construire un futur différent, éventuellement à partir d’une situation qui, jusqu’à présent n’appelait qu’une réaction. Je crée mon propre contexte à partir d’une ambition. En quelque sorte : « Je dirige depuis le futur. »

Il est facile de consacrer tout son temps à la réaction. Le dirigeant perçoit généralement cette situation comme une contrainte. Il l’exprime par le commentaire fréquent : « J’aimerais avoir du temps pour m’occuper de proaction, mais il faut bien faire tourner la boutique par ces temps difficiles… » Finalement, la réaction devient une excuse, souvent inconsciente, pour rester en territoire habituel. Bien sûr, il y a et il y aura encore des problèmes à résoudre mais le plus gros des problèmes c’est quand le dirigeant se laisse accaparer par la réaction permanente et ne consacre pas une partie significative de son temps, de son énergie et de ceux de son équipe à construire un futur moins menaçant et plus enthousiasmant.

Engager la gouvernance et piloter la mise en œuvre

Par ailleurs, en complément du travail avec son équipe pour définir une expression engageante de l’étape à venir, le dirigeant doit aussi mettre à contribution la gouvernance de l’entreprise et converger avec elle vers une véritable vision commune. Dans cet autre exercice, la difficulté est souvent de montrer comment l’étape concrète proposée, qui semble de prime bord relever du domaine de l’exécution, va logiquement faire avancer l’organisation vers l’ambition à moyen terme du plan d’affaires et participer à la création de valeur économique. Réussir cet exercice est important pour accorder les horizons de temps et rallier le soutien des administrateurs.

Quel qu’il soit, le futur sera le résultat des actions d’aujourd’hui. Et ce que je choisis de faire ou de ne pas faire peut être décidé en fonction du passé qui s’impose à moi, ou du futur dont je souhaite l’avènement. Pour une démarche de progrès puissante, il s’agit d’ajouter aux décisions et actions entièrement déterminées par le passé et les circonstances, des décisions et des actions qui permettront un futur différent. Une première étape vers la transformation de l’entreprise, portée avec persévérance par une ambition positive et crédible.

Piloter de façon rigoureuse les actions décidées, tout en suscitant des initiatives orientées vers une ambition simple et comprise de tous peut paraître paradoxal.

Il s’agit en effet d’exiger une application rapide de méthodes rigoureuses pour la réaction aux difficultés “connues” et, dans le même temps, de susciter l’initiative et l’autonomie proactive des équipes pour imaginer puis concrétiser le progrès. Un équilibre dynamique et délicat dont la maîtrise s’apparente à un art autant qu’à une science. Cet équilibre représente pour nous, en tant que praticiens, un des fondements essentiels du Leadership.

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