Résumé
Nous avions évoqué dans notre article précédent l’engagement des collaborateurs. La question cruciale de la mesure de cet engagement y avait été abordée et ses principaux pièges déjoués. Nous entreprenons à présent de préciser cette notion subtile de « sens » du travail et d’en élucider les ramifications et l’effet sur la performance.
Nous montrons à travers cet article que le sens au travail est un puissant adjuvant de l’engagement et de la performance des salariés et a fortiori de l’entreprise tout entière. Il peut être favorisé par une culture d’entreprise participative, ainsi que l’existence d’une mission et des valeurs fortes et partagées.
Dans les PME-ETI, le management, dont la proximité avec sa base est souvent plus forte que dans les grands groupes, joue un rôle clé dans le développement d’une culture du sens. Il doit se mettre davantage à l’écoute des salariés et les impliquer aussi bien dans les programmes d’amélioration continue que les transformations qu’il envisage pour accroître la performance économique. Ce nouveau mode de management permet aux salariés de se sentir acteurs de leur destinée et de trouver un sens à leur activité actuelle ainsi qu’à ses inévitables mutations.
Le sens au travail : un puissant moteur de la performance
Sens au travail et engagement : une relation étroite
De nombreuses études relient l’engagement au travail à la notion de sens au travail (Harvard 2015, Berkeley 2017, Yale 2019, Stanford 2021, Cambridge 2022, mais aussi pour la France, Deloitte 2019, Apec 2021, Insee 2022). Ces études ont été menées dans différents pays et à différentes périodes, et elles ont toutes conclu que les salariés qui trouvent un sens dans leur travail sont plus susceptibles d’être engagés dans leur travail.
Cette relation est aisément compréhensible. En effet, il n’échappera à personne que le travail n’est pas qu’une peine qui mérite salaire. C’est aussi une occupation où les êtres humains s’engagent intellectuellement, physiquement et émotionnellement. Et par laquelle ils peuvent soit trouver leur épanouissement, soit verser dans la désillusion ou devenir de fervents détracteurs de leur hiérarchie, soit, fait plus grave, voir se consumer leur santé physique ou morale. Pour nous, le travail est une activité humaine à travers laquelle des êtres dotés de raison et mus par des émotions s’adonnent, en y consacrant beaucoup de temps et d’effort. Ce faisant, ils contribuent à transformer le monde qui les entoure, tout en se transformant eux-mêmes, pour le meilleur ou le pire.
Le travail tire donc son sens de ces enjeux de transformation, qui comportent selon Christophe Dejours, théoricien de la psychodynamique du travail, trois grandes dimensions : « le sens par rapport à une finalité à atteindre dans le monde objectif ; le sens de ces activités par rapport à des valeurs dans le monde social ; et le sens par rapport à l’accomplissement de soi dans le monde subjectif ». Ainsi, un travail a du sens s’il permet de se sentir utile, d’être reconnu dans ce que l’on fait en respectant les règles du métier et l’éthique commune, et de développer ses habiletés et son expérience. Utilité sociale, cohérence éthique, développement, en somme.
Le sens du travail : un enjeu qui résiste à une vision simplificatrice
L’analyse statistique effectuée dans l’étude de juin dernier par Coralie Perez et Thomas Coutrot à SciencesPo est très éclairante. Elle révèle que le sentiment de sens du travail dépend peu du niveau de diplôme et pas du tout du salaire. Le lien entre sens du travail et niveau de diplôme est d’ailleurs contre-intuitif : le sens du travail est corrélé négativement avec le niveau de diplôme ; en revanche il l’est positivement avec le statut social (les cadres trouvant plus de sens que les ouvriers). Par ailleurs, les métiers les plus riches en sens ne sont pas forcément les plus prestigieux ou les mieux rémunérés : assistantes maternelles, aides à domicile, ouvriers qualifiés du BTP, etc. en sont des exemples frappants.
L’autre apport de cette étude est un résultat inédit : le facteur le plus explicatif de la démission, sur la base d’un traitement statistique des données DARES de la période 2013-2016 est le fait que le démissionnaire trouvait peu de sens à son travail.
Chez les ouvriers et employés, c’est l’automatisation et l’algorithmisation croissante du travail, notamment par le recours croissant à l’intelligence artificielle, qui menace son sens. Depuis quelque temps déjà, dans les entrepôts, les opérateurs sont guidés par commande vocale et ont de moins en moins de marge de manœuvre. C’est dans ce cas la capacité de développement qui est remise en cause. Du côté des cadres, c’est souvent le sentiment d’utilité sociale qui est fragilisé : dans l’enquête de David Graeber sur les « bullshit jobs » (2018), les cadres en perte de sens se plaignent d’effectuer un travail sans intérêt, consacré à vérifier le respect de procédures ou à alimenter des bases de données qui leur paraissent peu pertinentes.
Mais une nouvelle dimension de conflit éthique apparaît depuis quelques années : le remords écologique. Cependant à ce jour, celui-ci agit à la marge. Ainsi d’après l’APEC, il arrive en 8e position avec 12% des cadres qui jugent le critère de la protection de l’environnement essentiel (16% pour les plus jeunes), contre quelque 50% pour les deux critères jugés les plus essentiels, à savoir la rémunération et l’intérêt des missions confiées.
Les fondements et ressorts du sens au travail
Mais que signifie exactement un travail qui a du sens ?
À partir de quel moment un collaborateur ou une collaboratrice peut affirmer trouver du sens à son travail ? Cette notion de sens au travail est un concept multi-dimensionnel, dont les axes principaux sont :
- L’émotion, qui renvoie aux sensations positives ressenties au travail.
- La rationalité, qui renvoie à la satisfaction procurée par le contenu du travail, le développement des compétences et le résultat des actions.
- La participation, qui renvoie au sentiment de contribuer personnellement à un projet global d’entreprise.
L’absence totale de l’une de ces composantes du travail accroît le risque de voir partir un collaborateur vers d’autres horizons plus propices. Certains préfèrent quitter définitivement la condition de salarié pour devenir freelance et ainsi se libérer du lien de subordination. Dans le cas où ce collaborateur est détenteur d’un savoir-faire clé pour le métier de l’entreprise, de dispositions peu communes sur le plan technique ou managérial, ou d’un fort potentiel d’évolution, c’est une perte sèche de substance. D’autant que la chasse aux talents est devenue féroce et que le renouvellement d’un talent perdu s’avère généralement compliqué.
L’INSEE définit quant à elle la culture du sens comme une culture d’entreprise qui met l’accent sur le bien-être des salariés et leur contribution à un objectif plus large que le simple profit. Ces entreprises ont généralement une mission et des valeurs fortes qui sont communiquées et partagées par tous les employés. Elles offrent également des opportunités de développement personnel et professionnel, et créent un environnement de travail positif et collaboratif, ce qui rejoint les 3 dimensions susmentionnées.
L’étude INSEE de 2022 sur ce thème a identifié quatre facettes principales d’une culture du sens :
- Une mission et des valeurs fortes : Les salariés doivent comprendre la raison d’être de leur entreprise et ce qu’elle représente.
- Des opportunités de développement personnel et professionnel : Les employés doivent avoir la possibilité de grandir et de s’épanouir dans leur carrière.
- Un environnement de travail positif et collaboratif : Les employés doivent se sentir valorisés et soutenus par leurs collègues et leurs managers.
- Un impact positif sur la société : Les employés doivent sentir qu’ils font la différence dans le monde.
En outre, l’INSEE montre dans son étude plus récente « Le sens au travail : un levier de satisfaction des salariés ? » de janvier 2023 que les entreprises françaises qui possèdent une culture du sens sont plus susceptibles d’avoir des salariés qui se sentent valorisés et soutenus par leurs collègues et leurs managers. Les points saillants de cette étude sont :
- 72 % des salariés français estiment que le sens au travail est important pour eux.
- Les salariés qui trouvent un sens dans leur travail sont plus susceptibles d’en être satisfaits.
- Les entreprises qui ont développé une culture du sens sont plus susceptibles d’avoir des salariés satisfaits de leur travail.
Il apparaît en définitive que le sens au travail est un concept complexe fait de l’interaction de plusieurs dimensions. Une culture du sens, adoptée par l’entreprise au plus haut niveau et qui imprègne l’ensemble du management met l’accent sur la qualité de vie au travail et la contribution des salariés à un objectif plus large que le simple profit. Elle est un moyen puissant de favoriser le sens au travail. Les entreprises qui investissent dans cette culture sont plus susceptibles d’avoir des salariés plus engagés et satisfaits de leur emploi, et moins susceptible de faire défection.
La participation des salariés, un antidote à la perte de sens au travail
La perte de sens au travail est un phénomène croissant, qui est souvent attribué au management par le chiffre (ou management dit « financier ») par les sociologues. Ce type de management, qui s’est généralisé dans les années 1990, repose sur l’optimisation des coûts et des performances, le plus souvent au détriment de la participation des salariés.
Parallèlement à la montée en puissance du management par le chiffre, le Lean Management inspiré du modèle Toyota, visait au contraire l’amélioration de l’efficacité et de l’efficience par une plus grande responsabilisation des salariés. Mais ses principes ont souvent été dévoyés, marginalisant le rôle de la participation des salariés (Sailly, 2017 ; Canivenc, 2022). À la place, se sont multipliées les procédures standardisées sur fond d’ERP (process) et les obligations de rendre en permanence des comptes sur l’activité (reporting), donnant naissance en quelque sorte à un « néo-taylorisme digital ».
Les enquêtes Conditions de travail de la Dares montrent par exemple que les salariés des entreprises de sous-traitance, particulièrement soumises au management par le chiffre et au joug du juste-à-temps, trouvent peu de sens à leur travail. Ils sont également plus nombreux à avoir connu des changements organisationnels récurrents et être soumis à des objectifs chiffrés qui leur sont imposés d’en haut.
Cependant, selon notre expérience, les changements et les objectifs ne sont pas délétères par nature. Ils peuvent contribuer à donner du sens au travail, à condition d’être conçus de manière participative. En effet, le travail fait sens lorsqu’il permet le déploiement de l’intelligence individuelle et collective, de la sensibilité et de l’humain. Pour que les changements et les objectifs soient pertinents aux yeux des salariés, il faut qu’ils aient pu faire valoir leur connaissance du travail réel. Le graphique ci-dessous le montre sans ambiguïté.
L’impact des changements organisationnels ou des objectifs chiffrés dépend donc fortement de la manière dont les salariés ont été ou non associés aux décisions. Lorsque les salariés ont été consultés et écoutés, le changement contribue même à réduire le risque de ne pas trouver de sens au travail.
L’engagement des salariés : un facteur clé de la performance
De nombreuses études montrent que l’engagement des salariés, né du sens au travail, est un facteur important de la performance des entreprises. Les salariés engagés sont plus susceptibles d’être productifs, de rester dans leur entreprise et de contribuer à son succès. En France, une étude de l’Apec en 2019 a révélé que les entreprises dont les salariés sont engagés ont une productivité supérieure de 10% à celles dont les salariés ne sont pas engagés. Une étude du cabinet Mercer en 2020 a également montré que les entreprises françaises dont les salariés sont engagés ont un taux de rotation du personnel inférieur de 25 % à celles dont les salariés ne sont pas engagés. Les études anglo-saxonnes se prévalent de taux encore supérieurs.
Il existe plusieurs raisons pour lesquelles l’engagement des salariés est lié à la performance des entreprises. Tout d’abord, les salariés engagés sont davantage motivés et ont tendance à donner le meilleur d’eux-mêmes dans leur travail. Ils sont également plus susceptibles d’être innovants et de proposer de nouvelles idées pour améliorer l’entreprise.
Deuxièmement, les salariés engagés sont plus susceptibles d’être en bonne santé et de se sentir bien dans leur travail. Cela réduit le risque d’absentéisme et d’accidents du travail.
Troisièmement, les salariés engagés sont plus susceptibles d’être des ambassadeurs de leur entreprise. Ils sont plus enclins à recommander l’entreprise à leur entourage, ce qui peut contribuer à attirer de nouveaux clients et de nouvelles recrues.
En définitive, l’engagement des salariés est un levier de performance extrêmement important pour les entreprises. Ce n’est bien entendu pas le seul. Les entreprises qui investissent dans une culture du sens pour obtenir l’engagement de leurs salariés sont plus susceptibles d’être performantes et de prospérer. Inversement, un engagement fort, sans résultat probant à la clé, a de fortes chances de s’émousser et de se transformer en résignation et perte de sens.
Le rôle du management dans la création de sens en PME-ETI
Fort de la corrélation établie dans cet article entre sens au travail et performance opérationnelle ou économique, il n’y a plus lieu de mettre dos à dos ces notions. Elles sont en fait intimement liées. Encore faut-il que à la tête de l’entreprise en soit profondément convaincu et sache comment œuvrer pour renforcer la culture du sens au sein de son entreprise.
Dans la nouvelle configuration de l’après-Covid, les enquêtes dont nous nous sommes fait l’écho mettent en exergue les pratiques managériales les plus attendues de la part des cadres par rapport à leur hiérarchie. Celles-ci ont toutes trait aux aspects relationnels et humains. La communication, les signes de reconnaissance, le participatif, l’équité et la prise en compte de l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle sont les valeurs les plus souvent citées.
Dans les sociétés de taille moyenne qui nous intéressent chez METISENS, l’équipe de management a la possibilité d’être constamment au contact de la réalité du terrain et des hommes et des femmes « qui font ». Elle peut donc imprimer une culture du sens qui soit perceptible de tous. La cohérence des orientations stratégiques, des décisions prises, des directives tactiques et des comportements au quotidien du management est relativement transparente aux yeux de tous. De plus, la « chaîne de commandement » est suffisamment courte pour qu’on ne puisse se prévaloir de l’éloignement du pouvoir d’une part, et de la méconnaissance des difficultés rencontrées par les salariés d’autre part, pour justifier un manque de dialogue sur les attentes et des besoins de part et d’autre. L’écoute réelle, le dialogue effectif et l’accent mis sur la participation des personnels à la résolution des problèmes opérationnels et de vie commune au travail sont des conditions essentielles pour favoriser l’engagement des salariés.
Il faut noter au passage que la consultation des élus du personnel par la direction ne suffit pas. En effet, elle ne se traduit pas toujours par leur influence effective sur les décisions et la bonne prise compte des besoins et attentes des salariés. Cela est dû à l’organisation du travail dans les entreprises dépassant une certaine taille, qui demeure le plus souvent compartimentée. En 2017, les ordonnances sur le travail ont supprimé les CHSCT et fusionné les instances de représentation du personnel dans un CSE, par souci de simplification et d’amélioration de l’efficacité du dialogue social, Or le rapport d’évaluation de ces ordonnances montre par exemple que les questions de santé-sécurité sont peu ou mal traitées par les CSE, dont les remontées ne reflètent qu’imparfaitement les réalités de terrain.
Aussi, il est essentiel d’offrir la possibilité aux collectifs de travail, au plus près du terrain, d’élaborer leur point de vue et de formuler leurs aspirations et leurs suggestions concernant leur travail. Pour ce faire, il est d’abord capital que la dynamique de leadership au sommet (au sein du Comex ou du CoDir) fonctionne bien. Mais il est tout aussi essentiel que le management intermédiaire soit suffisamment coaché pour instaurer un dialogue permanent avec les collaborateurs. Ainsi, une boucle vertueuse peut se mettre en place, renforcée par des visites régulières du terrain (Go to Gemba) de la hiérarchie supérieure.
Enfin, la responsabilisation des salariés de base dans l’amélioration continue, ainsi que leur participation active dans la fixation d’objectifs, le modelage des transformations et leur mise en œuvre est tout aussi déterminante. C’est le rôle du « leadership team » de bien communiquer et de susciter l’adhésion, ainsi que de guider le management intermédiaire dans sa mise en place d’un dialogue riche, tourné vers la production de sens au travail.
Nous publions régulièrement des articles de fond concernant les pratiques managériales qui permettent d’enraciner l’excellence économique et opérationnelle.
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