Prévision et piège de la boite noire

Résumé

Le cas client dont nous poursuivons la présentation dans le présent article illustre des difficultés couramment rencontrées dans les PME-ETI. Une insuffisante qualité de leur prévision de la demande peut s’y manifester malgré la présence de prévisionnistes équipés d’outils sophistiqués. En effet, ceux-ci fonctionnent trop souvent en boite noire sur laquelle l’entreprise n’a pas la main. Il en résulte un manque de maîtrise de la boucle observation/mesure/anticipation/action. Ceci provoque à son tour une perte d’efficience induite par l’envolée des encours, les stocks et les coûts salariaux. Une performance économique médiocre en découle tout naturellement.

Dans ce deuxième volet consacré à la prévision de la demande, nous montrons comment les entreprises de taille moyenne peuvent être prises au dépourvu malgré la mise en place de coûteux systèmes de prévision. Peu armées en matière de science des données, elles s’en remettent à des consultants externes pour mettre au point des chaînes complexes liant la prévision à l’action opérationnelle. Ces chaînes, si elles ne tiennent pas suffisamment compte du métier, aboutissent des réactions inadaptées aux aléas de la demande. Elles entraînent aussi des incohérences délétères inter fonctions.

Dès lors, une boucle de pilotage qui repose sur un processus intégré de prévision est indispensable. Elle doit s’intégrer dans un fonctionnement qui amène les différents acteurs à être responsabilisés et engagés dans une interdépendance pleinement endossée.

Un bref rappel du cas client étudié

Le contexte client

Nous avions choisi pour illustrer les « Turpitudes de la prévision » le cas du groupe MEDASIP (nom modifié). MEDASIP est fabricant de meubles en série pour la Grande Distribution. Ce groupe se trouvait en difficulté sérieuse lors de notre mission de diagnostic intégral metiScan™ commandée par son Président.

Au cours de nos entretiens avec les responsables opérationnels, nous découvrons que personne ne croit aux prévisions des ventes. Or l’entreprise à mis en place un Plan Industriel et Commercial et un processus S&OP ! Ces prévisions sont produites par une équipe rattachée à la Direction Commerciale. Elle semble a priori bien équipée, disposant d’un outil logiciel assez répandu dans le secteur de la vente en volume (qu’on nommera par la suite SOP). Le système de prévision a été entièrement paramétré et figé pour fonctionner comme une boite noire.

Le schéma de fonctionnement

L’implémentation de SOP permet de réaliser des calculs « prédictifs » de la demande, en se basant sur les historiques de ventes. Lesdits calculs sont effectués au niveau de la maille correspondant au croisement des sous-familles de produits et des zones géographiques. Seul le FDR (collections permanentes de « Fond De Rayon ») est traitée de cette manière.

Le logiciel procède ensuite par péréquation linéaire pour établir une prévision plus fine sur tous les couples de produits/clients. A partir de ces prévisions élémentaires, la demande par produit s’obtient par addition des demandes de tous les clients. Celle-ci s’effectue mois par mois sur un horizon de 6 mois, en y ajoutant les volumes liés aux promotions. Tous ces calculs permettent de décliner la prévision de la demande par produit en mode quasi automatique Les résultats sont communiqués sans autre forme de procès à la direction industrielle pour effectuer son calcul des besoins, planifier et ordonnancer la fabrication.

En parallèle, les prévisions à la maille du produit x client sont injectées automatiquement par interface dans l’ERP. Elles sont utilisées dans les revues hebdomadaires des contrats clients par l’ADV.

L’évaluation de la boite noire de prévision

Nous apprenons que cette méthode de prévision outillée de la demande, a été définie plusieurs années auparavant par un cabinet de conseil de renom international. Malgré tout, celle-ci aboutit à des résultats manifestement aberrants comme illustré par les graphiques ci-dessous.

Deux illustrations graphiques frappantes

Commençons par représenter par exemple les nuages de points correspondant aux déviations constatées entre les ventes de FDR et les prévisions issues du logiciel SOP pour tous les couples (produit, client). On s’aperçoit que sur un horizon respectivement d’un mois (nuage orange) et de deux mois (nuage vert), ces écarts sont considérables.

L’axe des abscisses représente ici les volumes vendus par couple (produit, client) sur la période de projection des ventes fixée à 6 mois.

Ces deux graphiques, d’allure très similaire, sont éloquents quant à la qualité des prévisions produites par SOP. En effet, les écarts moyens sont respectivement de 180% et 160%, rendant le procédé utilisé totalement inopérant. Ceci est d’autant plus grave que c’est justement sur ces éléments que l’ADV s’appuie pour fixer les allocations de produits par client. Ainsi, il est particulièrement savoureux d’entendre les gestionnaires appeler les clients pour leur indiquer que leur demande excède « leur » prévision. Sans qu’ils n’en aient exprimé directement aucune, on leur annonce qu’on ne pourra honorer complètement leur commande, voire pas du tout !

En poussant l’analyse un cran plus loin, nous constatons que la moyenne pondérée de l’erreur (quadratique) de prévision par couple (produit, client) suivant l’horizon de prévision évolue de manière assez étonnante (N.B. les quantités en dessous d’un certain seuil ont été filtrées) :

L’écart est gigantesque pour la demande à court terme (1 à 3 mois). Or c’est justement là où on aurait besoin du meilleur niveau de précision. Il s’amenuise mais demeure élevé sur l’horizon moyen terme (4 à 6 mois). On observe de plus qu’il n’y a pas de corrélation notable entre la précision de la prévision et la volumétrie. En effet, la courbe grise restant cantonnée aux limites de 5% en valeur absolue. En d’autres termes, la prévision n’est guère meilleure pour les produits à plus forts volumes de consommation par client, ce qui est paradoxal.

Le résultat en matière de planification de la production

En questionnant longuement les responsables de la planification de la production, ceux-ci finissent par nous avouer qu’ils en ont pris leur parti. Ils ignorent tout bonnement les prévisions qui leur sont fournies, les considérant comme complètement absurdes. Ils substituent aux résultats crachés par le logiciel un calcul fait à la main (au tableau noir, comme nous avons pu en être témoin en participant à une réunion de planification hebdo). A partir de l’état du carnet de commandes, ils appliquent, à défaut de mieux, des heuristiques rudimentaires tirées de leur expérience du métier. En réalité, notre cellule de prévisionnistes s’active et s’agite beaucoup, et mouline inutilement dans son bocal !

La recherche des causes structurelles

En dehors du défaut de conception de la méthode de prévision employée que nous détaillons dans notre précédent article, nous identifions par l’analyse des données un problème plus profond, lié en réalité au comportement intrinsèque de la demande des clients.

Ainsi, le graphique ci-contre représente la dispersion des quantités vendues par article sur une période de 6 mois. La volatilité de la demande intermensuelle dépasse 50% et ne diminue pas significativement pour les volumétries les plus élevées (voir courbe de tendance tracée). Autrement dit, la demande client par client est extrêmement fluctuante et structurellement difficile à prédire.

On découvre ainsi que par-delà les mauvais choix ayant présidé à la conception du modèle de prévision, la difficulté de projeter les consommations pour les couples (produit, client) est directement liée à cette volatilité. C’est bien cette volatilité inhérente que le logiciel SOP ne parviendra jamais à bien gérer au niveau de la maille produit/client.

Afin d’identifier des solutions possibles, nous nous sommes attachés à comparer la prévision en FDR de la demande globale par produit par rapport au réalisé. Ce travail a été effectué sur un échantillon réduit mais assez représentatif de 10 produits tirés au sort, réputés se comporter différemment l’un de l’autre. L’écart relatif au sein de cet échantillon est représenté en ordonnée.

La prédiction du mois M+1 fournie par le logiciel s’écarte de 30% du réalisé. L’erreur quadratique relative ne chute à 15% qu’une fois passé le cap des trois mois, ce qui est handicapant pour planifier la production.

Le piège de la boite noire se referme

D’autres problèmes se surajoutent :

  • Les volumes d’OP (opérations promotionnelles ne faisant pas partie du FDR), saisis à la main, créent un risque important d’erreur de surévaluation de la demande totale ; car en effet le risque de compter deux fois les volumes correspondants n’est pas véritablement maîtrisé ; ceci contraste avec le procédé de calcul des prévisions des produits FDR, sur lesquels les prévisionnistes sont assujettis aux caprices de la boite noire ;
  • Une dépendance s’est développée au sein de l’ADV par rapport à la prévision fine par couple (produit, client), sachant que cette prévision s’affiche en clair sur les panneaux de gestion des commandes ; la trop grande confiance accordée par l’ADV à la prévision affichée contraste avec l’extrême méfiance de tous les autres services ;
  • Cette myopie provoque de forts taux de rupture pour tous les clients de l’entreprise, à l’exception d’une poignée d’entre eux, considérés comme stratégiques, dont les besoins sont satisfaits coûte que coûte au détriment du reste de la clientèle ;
  • Une dérive, qui consiste à demander aux prévisionnistes de corriger les résultats issus du logiciel SOP pour les faire peu ou prou coïncider avec la réalité observée, s’est de surcroit installée ; ceci a pour effet de polluer la base de données du logiciel SOP et de dérégler encore plus l’outil par surapprentissage ;
  • Plus grave encore, le PIC et le Budget annuel des Ventes prend en compte les prévisions fragiles par produit émanant de l’outil logiciel, passant outre un véritable processus de revue de comptes pour mieux évaluer les perspectives de business ;
  • Enfin, cette information de piètre qualité est celle qui permet de passer à l’avance les commandes de matières premières et d’intérim et de caler les plans de promotion.

Les conséquences en matière de performance

En fait, la société, en s’appuyant trop mécaniquement sur un logiciel de prévision mal réglé et figé en mode boite noire, ne sait pas vraiment comment calculer ce qu’elle doit produire. Concilier la production en volume pour sa clientèle bien établie et la fabrication des produits plus innovants aux volumes plus modestes, tout en lissant l’utilisation de sa capacité de production lui est impossible. Ses turpitudes en matière de prévision ne font qu’accentuer les problèmes de communication interservices.

A titre d’illustration, même les prévisions d’atterrissage de l’année fiscale en cours, présentées officiellement lors des trois réunions de planification S&OP du troisième trimestre auxquelles nous avons pu assister, ont oscillé dans une fourchette de 10 % ! Comment dans un tel contexte mettre en ligne le bon niveau de ressources en production, sans provoquer des ruptures ou entraîner des gaspillages excessifs ?

Quelles conclusions tirer à ce stade ?

Avant de se lancer dans la mise en place d’un système sophistiqué de prévision, il incombe en premier lieu au dirigeant d’en comprendre les principes. Il lui faut ensuite s’interroger sur la capacité de son entreprise d’en maîtriser les rouages. Enfin il doit s’assurer de l’exitence de possibilités d’adaptation aux évolutions du business. Autrement dit, le dirigeant doit protéger son entreprise du risque de se laisser piéger dans son processus de prévision par les limites d’une boite noire dont aucun de ses collaborateurs ne sait comment elle fonctionne vraiment, et quelles en sont dans la pratique les véritables apports et limites,

Un autre point essentiel de cet article est qu’il est important de questionner les principes et la cohérence de la démarche de prévision adoptée à l’aune du comportement des signaux entrants du système (en l’occurrence, les ventes par couples produit/client ou toute autre maille choisie pour effectuer les prévisions). De plus, le dirigeant se doit de savoir que si la prévision est aujourd’hui une science bien établie, elle requiert une démarche de validation de la robustesse et de la capacité de généralisation de la solution utilisée. Il n’y a en effet pas de système infaillible qui s’autoteste et s’autorégule et il faut toujours insister pour que la plateforme logicielle soit suffisamment mise à l’épreuve avant de procéder à sa mise en service.

Enfin, il est flagrant de constater que ce qui a manqué cruellement à ce client est la vision globale d’une boucle de pilotage permanente, qui repose sur un processus intégré de Prévision/PIC/PDP (c.-à-d. un véritable S&OP), dans le cadre duquel les acteurs sont pleinement responsabilisés et engagés dans une interdépendance vertueuse autour d’objectifs communs et partagés.

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