Résumé
Rationnel ou Relationnel, que privilégier pour garantir la performance ?
« Ce n’est pas de compter les pommes plus souvent qui les fait mûrir plus vite »
Lancée par le président d’un groupe d’ETI, cette image pleine d’humour ouvre un magnifique champ de réflexion pour tout dirigeant : quel est le rôle du rationnel dans l’avènement d’un système de haute performance ? D’une part, le contexte business porte des exigences chiffrées croissantes pour l’entreprise. D’autre part l’évolution de la société remodèle radicalement les leviers relationnels de l’engagement des personnes. Comment rester un dirigeant puissant dans ce double jeu de contraintes ? Comment ne pas se réfugier dans un “tout rationnel” rassurant car apparemment inattaquable ?
Le pilotage, activité majeure de tout dirigeant, exige une évaluation chiffrée des activités et des résultats. Ce point a été développé dans un article précédent. Cependant l’approche rationnelle, absolument indispensable, s’avère insuffisante. Dans un environnement complexe et incertain il est nécessaire d’utiliser conjointement raison et émotions, ainsi que l’intuition résultant des deux premières.
Comment cet impératif se présente-t-il pour le dirigeant ?
Ce premier article aborde l’importance du rationnel. Un second article examinera son indispensable complément relationnel.
Une exigence de rationnel pour le pilotage de la performance
Le rationnel peut être envisagé de façon très large. Pour la clarté de notre propos sur le pilotage de la performance, nous le limiterons à ce qui est quantifié par la mesure. A ce qui est factualisé par l’observation ou structuré selon des processus indubitablement logiques.
Le rationnel et la mesure sont impérieux dans la notion même de performance, quel qu’en soit le domaine. Dans l’entreprise ou avec ses partenaires, un relationnel limité à de simples “ça marche assez bien” ou “pas trop mal” non complété de précisions chiffrées, porterait une communication pauvre et peu efficace pour la performance.
De façon radicale, Lord Kelvin souligne : « Vous ne connaissez quelque chose de ce dont vous parlez que lorsque vous pouvez le mesurer et l’exprimer de façon chiffrée. »
Faire un choix rationnel des indicateurs de performance
En dehors de figures imposées par la finance ou la règlementation, le choix approprié des indicateurs de performance est une partie importante du pilotage.
Partons d’une situation connue de tous : la conduite automobile. L’information la plus facilement visible est celle qui est directement liée à l’action, en l’occurrence la vitesse et sa régulation. Si les actions utiles sont moins fréquentes (remplir le réservoir de carburant), un contrôle moins immédiatement visible sera suffisant. Celui-ci se complète éventuellement d’un voyant d’alerte en cas de situation critique. Notons d’ailleurs que si Porsche a mis le compte-tours au centre du tableau de bord, c’est pour bien montrer que la voiture est conçue pour la conduite sportive. En effet, celle-ci se concentre sur la gestion permanente de la puissance moteur ! Et l’indicateur de température moteur… Combien de fois le regardez-vous ? Jamais, puisque vous n’avez pas d’action directe sur le résultat !
Imaginez maintenant un tableau de bord avec vingt cadrans qui mesurent tout ce qui est à l’œuvre dans une voiture… Vous sentez-vous rassuré ? Plus responsable ? En un mot plus pilote ? Évidemment non ! Inutile alors de submerger vos équipes d’indicateurs qui les intéressent peu parce que trop éloignés de leur travail. Les mesures et les indicateurs sont essentiels, mais doivent être facilement reliés à l’action.
Observer la réalité de la performance
Le deuxième volet du management rationnel de la performance est l’observation directe, si importante pour un “Lean” authentique. Lorsque j’ai été amené à travailler au Japon, directement avec des top-managers, un des principes qui leur tenait le plus à cœur était “San Gen Shugi”. En japonais “la doctrine des trois vérités”. Gen-Ba, le vrai lieu, Gen-Butsu, le véritable objet (produit, service, moyen de production) et Gen-Jitsu, les vrais faits, les vrais chiffres.
C’est l’antidote aux travers du manager qui finit par confondre les tableaux sur son écran avec la réalité. Il s’agit d’aller sur le terrain, d’observer, de parler avec ceux qui y travaillent pour appréhender la réalité. C’est ce qui permet d’acquérir la capacité de donner à chaque chiffre sa valeur opérationnelle. Et, finalement, être apte à déterminer les façons concrètes de faire évoluer la performance.
Dénouer la complexité destructrice de performance
Un autre apport essentiel du rationnel est la compréhension de situations complexes de non-performance. La complexité est une toxine qui se niche insidieusement dans la plupart des ETI, dans leur offre ainsi que leur process et leur organisation. Ce faisant, elle affecte très sensiblement leur performance économique. Il ne s’agit pas tant d’éliminer la complexité de manière brutale que de la dompter. Il s’agit d’identifier celle qui fait réellement sens en termes de performance et de satisfaction client, en apportant une valeur ajoutée probante. Mais il s’agit également d’éliminer celle qui pèse indûment sur la performance économique. Une telle approche nécessite une compréhension particulièrement fine, comme celle apportée par notre méthode metiScan™ qui combine data science et observation directe des faits de terrain.
Enfin, sans la développer, il faut aussi rappeler l’importance des méthodes rationnelles de résolution de problèmes, auxquelles s’ajoutent des procédures et des standards construits par le traitement logique d’observations accumulées.
Les limites du rationnel pour développer la performance
Le Comité Exécutif d’un Groupe de société de services, en forte croissance internationale, m’a invité pour une discussion. Lorsque nous échangeons sur les pratiques managériales, je m’appuie sur une métaphore de course automobile pour distinguer clairement le moteur qu’est la “production de la performance”, et le chronomètre qui représente sa mesure.
Chacun écoute et tous s’accordent sincèrement sur l’importance première du “moteur” et le besoin de promouvoir un contexte favorable à l’engagement et aux initiatives convergentes.
Une demi-heure plus tard, nous abordons la question de la cohérence des indicateurs entre pays. Et là, immédiatement, les quatre directeurs généraux nationaux ainsi que le directeur financier du groupe interviennent. La conversation s’anime, pour ne pas dire s’enflamme. Chacun défend une longue liste d’indicateurs visant à mesurer précisément tous les aspects économiques et techniques de l’activité. Des indicateurs souvent différents, mais que chacun voudrait généraliser au Groupe.
De façon imagée, le Comité Exécutif est beaucoup plus passionné par le chronomètre qui mesure la performance que par le moteur qui la produit ! C’est une vision managériale très rationnelle, mais peu motivante.
Un management rationnel de la performance issu de l’histoire
L’héritage taylorien de contrôle absolu est un frein majeur à l’émergence d’une culture de l’initiative. Le poids des processus et des habitudes est tel qu’une équipe de direction peut, en toute bonne foi adopter une conduite paradoxale. Accepter le besoin d’autonomie et d’engagement de tous puis, immédiatement après, défendre un système de contrôle très pointilleux qui va le contrarier.
Jetons un regard sur le passé pour mieux appréhender cette situation fréquente.
À partir de la Renaissance, les tenants d’un courant de pensée nouveau formulent la notion de progrès. Celle-ci se traduit en accélération inédite du développement technique et scientifique. Avec elle, se manifeste une primauté accordée à l’intelligence rationnelle. Naît ainsi une conception du monde qui trouvera son apogée à la fin du XIXème siècle avec le scientisme. Ernest Renan en récapitule l’ambition : « Organiser scientifiquement l’humanité, tel est donc le dernier mot de la science moderne, telle est son audacieuse mais légitime prétention. »
Formulé dans ce contexte, le taylorisme vise à prévoir et planifier le futur, puis à contrôler tous les processus et tous les comportements. Démarche confirmée sous la désignation sans équivoque “d’Organisation Scientifique du Travail”. À l’époque, ce modèle qui vise le “100% rationnel” s’avère extrêmement puissant pour organiser et maîtriser le travail d’une main d’œuvre sans qualification. Aujourd’hui, il conditionne encore de façon très tenace les réflexes managériaux.
Se rallier à la métamorphose sociétale
Pourtant, dans l’entreprise d’aujourd’hui, les personnes ont grandement changé. Une large majorité des gens cherche à mener sa vie en utilisant au mieux son intelligence rationnelle, bien sûr, mais aussi son cerveau émotionnel-relationnel. Dans son travail comme dans sa vie, chaque personne est d’abord en quête de sens. Tout management qui n’ambitionnerait pas d’entrer en résonance avec ce nouveau contexte humain serait condamné à l’inefficacité. Le désengagement des acteurs serait alors progressif et souvent silencieux.
Le management totalement rationnel peut garder une certaine efficacité dans une activité sans complexité ni variabilité. Mais, dans le monde imprévisible actuel, l’organisation doit plutôt se réinventer en permanence, de façon organique. Que ce soit au siège d’un groupe, dans une activité de service ou dans une usine, un management limité au contrôle des chiffres est devenu incontestablement moins performant qu’une coopération ouverte et créative. Le dirigeant et ses équipes y sont engagés ensemble dans un projet porteur de sens. Remarquons d’ailleurs qu’une telle coopération a, elle aussi, besoin d’indicateurs pour évaluer sa progression.
En résumé, une trop grande confiance dans le rationnel seul pousse le dirigeant à figer un modèle mental dangereux : croire qu’il voit le monde tel qu’il est réellement. C’est le plus grand des obstacles à la coopération par l’anesthésie de la dimension relationnelle-émotionnelle, qui se niche au cœur de tout engagement.
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